Camus, “Les muets”
Les muets est l’une des six nouvelles qui composent le recueil L’Exil et le Royaume, publié par Camus en 1957. Comme dans trois des autres nouvelles, son action se situe en Algérie, pays natal de Camus, qu’il dut quitter en 1940 dans des conditions dramatiques, puisque la guerre venait de commencer.
Une poignée d’ouvriers d’une tonnellerie algérienne (industrie en crise) viennent d’interrompre une grève plus ou moins sauvage sans qu’aucun résultat positif ne soit obtenu. Le morceau que je me propose de commenter (pages 63-65 de l’édition Folio, Gallimard, 1957) rend compte des pensées et des sentiments d’Yvars – le protagoniste – au moment de reprendre son travail. La tonalité dominante y est la mélancolie.
En effet, le protagoniste se trouve à un moment crucial de sa vie, comme en témoignent les références insistantes à son âge – quarante ans – et aux effets du vieillissement : « Le chemin de l’atelier ne lui avait jamais paru aussi long » ; son « souffle fléchit » (depuis longtemps) ; il refuse de regarder la mer, en allant au travail, car elle lui rappelle trop douloureusement sa jeunesse heureuse (« quand il avait vingt ans, il ne pouvait se lasser de la contempler… ») ; enfin, il est résigné, puisqu’il attend «doucement, sans trop savoir quoi».
Il n’est point étonnant, dans ces circonstances, qu’Yvars fasse un bilan plutôt sombre de son existence. A travers sa mémoire, défilent des images d’ascension et de chute qui jalonnent son passé. C’est d’abord le goût de l’exercice physique, le mariage avec Fernande et la naissance d’un fils, puis le travail, empiétant de plus en plus sur la vie, sur le repos, sur le bonheur, l’abandon de l’exercice physique, enfin, un sentiment diffus d’abandon, de frustration, entre le bonheur et le chagrin : «Il ne savait pas alors s’il était heureux, ou s’il avait envie de pleurer».
Heureux ou malheureux, voilà la question majeure de notre condition. Pour Yvars, le bonheur est lié au souvenir de la jeunesse et à la nature. «Quand il avait vingt ans […]» (ce complément résonne comme un glas), il contemplait la mer avec plaisir car «elle lui promettait une fin de semaine heureuse à la plage», il passait des «journées violentes qui le rassasiaient», il profitait de «l’eau profonde et claire, du fort soleil, des filles, de la vie du corps». Or «ce bonheur passait avec la jeunesse».
Les termes dans lesquels Yvars exprime son bonheur – plaisir, heureuse, violentes, rassasiaient, profonde, claire, fort, filles, corps – traduisent un penchant très accentué pour la jouissance d’une vie saine, en plein air, riche de sensations fortes, mais légitimes, qui nous rappelle la formule célèbre de Montaigne : «loyalement jouir de son être». Mais, d’un autre côté, ils se trouvent à l’opposé de l’idée du travail, qui est ainsi éprouvé comme source de malheur.
Or, si le travail se rattache indéniablement aux sentiments de frustration et de malheur, la mer, à son tour, joue apparemment un rôle plus ambigu (ou complexe) dans la trajectoire existentielle d’Yvars. Pour ainsi dire, elle le talonne : mer ensoleillée, aux eaux profondes et claires, peuplée de filles, à l’âge de vingt ans, elle est synonyme de détente, de bonheur ; «à la fin du jour, quand les eaux de la baie fonçaient un peu», c’est déjà le vieillissement et le répit de la fin d’une journée de travail ; «les matins où il regagnait son travail», elle est enfin l’image d’un bonheur impossible.
On voit, donc, que la mer reflète la vie, les sentiments, l’état d’esprit d’Yvars. Non pas à la mode des romantiques ou des poètes pétrarquisants, trop occupés par les soucis amoureux, mais à la manière du réalisme poétique, imbu de préoccupations sociales.
Dans ce morceau, elle est constamment présente, «fidèle au rendez-vous», rappel incessant du temps qui s’écoule et du monde qui entoure le protagoniste.
Un monde, justement, avec lequel, en ce moment crucial de sa vie, Yvars entretient un rapport qui se caractérise par la distance, l’affaiblissement des liens, voire le divorce.
On pourrait voir dans le sentiment du vieillissement et dans le déplaisir du travail les causes de ce rapport. En effet, la mer proche de la jeunesse s’éloigne à mesure qu’il vieillit, ou à mesure que le travail l’en éloigne ; le travail, qui était son gagne-pain et condition d’équilibre, après avoir empiété de plus en plus sur sa vie, vient de lui assener un coup assez rude à cause de la grève échouée ; quant aux êtres humains, presque absents de ce texte, ils paraissent livrés dans la nouvelle à un destin qui a quelque chose de tragique, même si aucune force surnaturelle ne les entraîne : M. Lassale, le patron, voit son industrie sombrer, les ouvriers rentrent vaincus et humiliés, la fille du patron est atteinte d’une attaque foudroyante, Yvars est las. En somme, tous ces personnages sont seuls.
Du bonheur à la solitude, voilà ce qui paraît synthétiser le parcours d’Yvars, qui, à l’âge où l’on entame la pente descendante, regarde vers l’arrière et aperçoit le bonheur qui ne reviendra plus, regarde vers l’avant et ne trouve «rien à faire qu’à attendre». La solitude domine donc, et la solidarité parmi les ouvriers ne parviendra à se manifester qu’à travers le mutisme. C’est paradoxal, car ne pas communiquer, c’est aussi ne pas communier, et l’absurde de l’univers dans lequel plongent tous ces personnages est d’autant plus saisissant qu’ils sont tous victimes (le patron, les ouvriers, la fille du patron). Aussi, le message de ce texte est-il pessimiste et révélateur d’une pensée tourmentée par la hantise de l’exil, harcelée par le rêve d’un royaume qui tarde – c’est le cycle du retour sur soi.
Yvars et Camus ont à peu près le même âge ; la boiterie de l’un, la tuberculose de l’autre leur ont donné le goût de la nage et d’une jouissance épicurienne de la vie ; tous deux voudraient aller «de l’autre côté de la mer» - l’incompréhension qui assaille les hommes – et ce serait le royaume.