Sisyphe – de l’absurde à la révolte ; de la révolte à la révolution
«Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. […]
«On a compris déjà que Sisyphe est le héros absurde. Il l’est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. […] Tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
«C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.
«Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? L’ouvrier d’aujourd’hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n’est pas moins absurde. Mais il n’est tragique qu’aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. […]
«La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux» (extraits de Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Folio, pages 163-168).
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Ce «prolétaire des dieux» et «héros absurde» se rachète grâce à la conscience de sa condition ; cette conscience rend le mythe tragique. Pareillement, le destin absurde de l’ouvrier moderne devient tragique dès lors que l’ouvrier en devient conscient. Comment la «lutte vers les sommets» (une espèce de conquête du ciel…), qui suffirait à «remplir» le cœur de l’ouvrier peut-elle se traduire dans les conditions de la société actuelle ?
Camus s’en occupe dans L’homme révolté, qui intègre le cycle de la révolte, par opposition au cycle de l’absurde. Je m’occuperai (très succinctement) de son dernier chapitre/essai («La pensée de midi») afin d’y mettre en évidence sa réponse, tout en essayant d’exprimer aussi une opinion, la mienne, qui diverge, en partie.
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«La révolution se propose d’abord, de satisfaire l’esprit de révolte qui lui a donné naissance ; elle s’oblige à le nier, ensuite, pour mieux s’affirmer elle-même. Il y a, semble-t-il, une opposition irréductible entre le mouvement de la révolte et les acquisitions de la révolution (359).
«Il n’y a d’histoire, à la limite, que pour Dieu [autrement dit : dans la présupposition de l’existence de Dieu]. Il est donc impossible d’agir suivant les plans embrassant la totalité de l’histoire universelle [ce que le matérialisme dialectique marxiste fait]. Toute entreprise historique ne peut être alors qu’une aventure plus ou moins raisonnable ou fondée. Elle est d’abord un risque. En tant que risque, elle ne saurait justifier aucune démesure, aucune position implacable et absolue.
«Si la révolte pouvait fonder une philosophie, au contraire, ce serait une philosophie des limites, de l’ignorance calculée et du risque. Celui qui ne peut tout savoir ne peut tout tuer.» (361)
«La révolte, elle, ne vise qu’au relatif et ne peut promettre qu’une dignité certaine assortie d’une justice relative. Elle prend le parti d’une limite où s’établit la communauté des hommes. Son univers est celui du relatif. Au lieu de dire avec Hegel et Marx que tout est nécessaire, elle répète seulement que tout est possible et qu’à une certaine frontière le possible aussi mérite le sacrifice.» (362)
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Il faut imaginer Sisyphe heureux. Soit. Mais l’ouvrier moderne et, plus généralement, le citoyen qui, de nos jours, se préoccupe de son sort, voire même du sort de l’humanité, connaissent passablement le risque d’ignorer la totalité de l’histoire universelle, de l’histoire de notre espèce. Ils ont probablement lu Darwin et Marx. Freud et Nietzsche, Sartre et Morin, Marcuse et Camus, se trouvent probablement aussi parmi leurs lectures. Ils savent combien notre condition est complexe et comment envisager les implications mutuelles entre conditions matérielles et fonctionnement du cerveau humain. Raison et émotion ne sont pas des compartiments étanches ; nous sommes irrémédiablement libres ; c’est notre existence qui définit notre essence, d’où le risque même de toute vie humaine. Mais alors, que faire ?
L’humanisme camusien ne s’emballe pas dans l’aventure des «plans embrassant la totalité de l’histoire universelle» ; il rejette le risque trop grand de la révolution qui s’arroge le droit de choisir entre liberté et justice, au nom d’une cité idéale (le messianisme marxiste) qu’elle ne situe pas en plein milieu du ciel, mais dans un avenir lointain, encore que certain, à son avis.
Tous, nous savons que l’histoire n’est pas linéaire et que des avancées et des reculs sont le lot de tous les temps. C’est l’enjeu qui est totalement différent de nos jours. Comme les scientifiques le répètent sans cesse, c’est l’existence même de l’espèce (et de la planète, telle que nous la connaissons) qui est en cause aujourd’hui. Dans ce contexte, ne pas courir le risque de freiner décisivement les tendances destructives – qui sont tantôt le fait de nos pulsions individuelles les plus primitives, tantôt le résultat de politiques d’Etat respectueuses de toutes les libertés, y compris, pour une minorité, celle de jouir des bienfaisances de la civilisation, au détriment d’une majorité d’humains qui survivent à peine –, ne pas courir ce risque, ce serait courir au suicide. Tout compte fait, il nous faut demander si abdiquer du risque n’équivaut pas à assurer le maintien de l’ordre existant – une société profondément marquée par les inégalités sociales, même si le besoin d’assurer la survivance des structures existantes mène les dirigeants politiques à faire des concessions qu’ils ne feraient pas dans d’autres circonstances. D’ailleurs, Camus assume pleinement son option social-démocrate: «Les sociétés scandinaves d’aujourd’hui, pour ne donner qu’un seul exemple, montrent ce qu’il y a d’artificiel et de meurtrier dans les oppositions purement politiques. Le syndicalisme le plus fécond s’y concilie avec la monarchie constitutionnelle et réalise l’approximation d’une société juste. Le premier soin de l’Etat historique et rationnel a été, au contraire, d’écraser à jamais la cellule professionnelle et l’autonomie communale» (page 372, note 2 en bas de page). On s’attendrait à une plus profonde réflexion, par exemple, en ce qui concerne l’exploitation du prolétariat du Tiers Monde par les sociétés scandinaves (entre autres) et sur l’appropriation de leurs matières-premières. Quant à la progression postérieure des inégalités sociales dans le monde capitaliste, en général, Camus n’était plus là pour les dénoncer, mais l’institution Oxfam annonçait le 16 janvier 2017 que «huit hommes les plus riches au monde avaient autant de richesse que la moitié la plus pauvre de la population mondiale» (Daniel Susskind, Un monde sans travail). Naturellement, les tenants du libéralisme trouvent les raisons qui conviennent à «concilier» cet état de choses et à annoncer «l’approximation d’une société juste». On se demande, alors : pourquoi les inégalités ne cessent-elles de croître ?
Outre ses qualités littéraires, j’admire la profonde capacité de réflexion servie par une culture immense et je reconnais l’honnêteté intellectuelle de Camus. Seul problème : il prône un monde où Sisyphe est heureux de rouler son rocher, tout en sachant que le rocher finira, chaque fois, par dévaler la montagne, d’autant qu’il surmonte son destin par le mépris. Le héros est absurde parce que sa tâche ne mène à rien, mais le mépris de son destin ne mérite pas moins l’épithète d’absurde. Le destin s’en moque éperdument. Et pourtant… c’est tout ce que la révolte, elle-même, peut nous offrir, car, si elle permet à l’homme de revendiquer sa condition d’être libre et pensant, celui-ci ne le fait que pour lui seul. Sa révolte est un acte isolé, une affirmation de sa liberté inaliénable, ainsi que l’existentialisme l’affirme. Mais, est-ce tout ce que l’on prétend ? Se targuer d’une dignité qui convient au titre d’humain, même si cela ne mène à rien d’autre qu’au maintien d’un ordre injuste ?
La révolution – elle – démonte l’orgueil de Sisyphe : tu as beau mépriser les dieux, haïr la mort, être épris de la vie, tu resteras quand même attaché à ton sort éternel, tandis que les dieux continueront de jouir de tous les nectars de leur Olympe. Sisyphe, sommé de répondre, se rappellera l’objection de Camus : toute entreprise historique est un risque et ne saurait donc justifier aucune démesure. Il entend sa conscience, mais il se regimbe encore : sa tâche est devenue une habitude, et lutter vers les sommets lui remplit le cœur… Arrivé au sommet, il voit le rocher dévaler vers le monde inférieur. Mais c’est pour la dernière fois. Les clameurs de sa conscience ne cessent de croître. Il se dit alors que le risque majeur est de rester pour toujours attaché à ce travail inutile et sans espoir. Il se rappelle Prométhée attaché à un autre rocher. Héraclès viendrait peut-être bien l’en délivrer, mais il se fait tard. Il se fait toujours tard quand l’absurde nous saisit au collet. Et puis Tantale. Quel absurde que cette histoire de condamnation à la faim et à la soif pour avoir divulgué les secrets des dieux. Et ainsi pour ceux de ses frères qui, comme lui, luttent vers les sommets. Il les sermonnera tous et, ensemble, ils chasseront de l’Olympe les dieux punisseurs.
Néanmoins, certains de leurs frères se contenteront encore de leur destin absurde. Ils sont heureux, inconscients de leur misérable condition, et ils continueront de rouler le rocher jusqu’au sommet de la montagne ou de se faire dévorer par un aigle ou de mourir de faim et de soif, alors que l’eau et les fruits abondent. Ils ignorent encore que les dieux ont été chassés de l’Olympe et que c’est maintenant aux hommes d’ordonner le monde des hommes, où l’on espère faire régner la justice. La justice, justement, que Camus s’empresse de réclamer : «La révolution du XXè siècle a séparé arbitrairement, pour des fins démesurées de conquête, deux notions inséparables. La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l’une dans l’autre, leur limite». (363) Sisyphe dévisage Camus et lui demande si la justice absolue d’en finir avec l’absurde n’est pas la condition même de la liberté absolue ; la liberté de ne pas se donner en pâture à l’aigle dévorant et, en général, aux caprices des dieux.
Je parodie, je le sais, alors que l’histoire est plutôt tragédie. Camus a vécu à l’époque de Staline, et la révolution du XXème siècle signifie, pour lui, les événements qui entourent la Révolution d’Octobre et tous ses développements postérieurs. La France de 1789 a connu les Terreurs de 1793-94 et de 1815-16 ; la Russie de 1917, celle des purges des années 30-40. C’est décevant, mais l’histoire, jusqu’à nos jours, ne nous offre pas d’autre perspective que le renversement violent du pouvoir des dieux, et c’est un Sisyphe révolté devenu Sisyphe révolutionnaire qui paraît répondre au dessein de justice, dans un monde vivable. Non que la solution non-violente ne fût pas la plus accordable au projet d’un monde fraternel. Malheureusement, renoncer à leur pouvoir afin de devenir aussi humains que n’importe quel quidam, voilà qui ne fait jamais partie des intentions des dieux.